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L'Odyssée d'un esclave musulman: du Sénégal À Versailles en passant par Tobago
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Jacques de Cauna
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L'histoire d'Amrou, retrouvée
par hasard dans les papiers du fonds Moreau de Saint-Méry aux Archives
Nationales de France1, nous a paru de nature, par son caractère
exceptionnel, à l'intéresser les lecteurs. Ce jeune Sénégalais,
issu d'une famille de chefs de guerre traditionnels vit en effet, une bien étrange
et douloureuse aventure à partir du moment où sa mère,
croyant bien faire, le confie à un capitaine anglais qui n'hésitera
pas à le vendre comme esclave aux Antilles.
Le voilà en 1787 à Versailles où il est entretenu aux frais
d'un puissant personnage ému de son triste sort. La lettre qui nous révèle
les détails de sa vie laisse présager un imminent retour dans
sa patrie retour dans sa patrie, mais l'histoire ne nous dit pas si cet épilogue
heureux a pu se concrétiser, comme on l'espère. Quoi qu'il en
soit, en dehors des intéressantes précisions qu'apporte cette
lettre sur un sujet dont Jean Fouchard a signalé l'importante (la présence
d'esclaves islamisés aux îles2, ce document éclaire
d'une lumière peu habituelle certains aspects de l'histoire des mentalités,
tant africaines qu'européennes ou coloniales, à la fin du XVIIIe
siècle : naïveté de la mère, perfidie du négrier,
persistance chez les esclaves interrogés d'une reconnaissance sociale
de type africain envers Amrou, intérêt humanitaire, philanthropie
vraie, bien que limitée, ou sensiblerie au goût du jour?, des protecteurs
du jeune héros que l'on pourra rapprocher aussi bien des nombreuses dénonciations
de l'esclavage par les philosophes3 que les premières réflexions
et tentative du Pouvoir (on pense à Turgot notamment) pour mettre fin
à une pratique dont les esprits éclairés s'accordaient
à reconnaître le caractère odieux bien avant la Révolution.
VERSAILLES LE 4 AOUT 1787
« J'ai interrogé
de nouveau par écrit et de vive voix le Nègre de Tobago4
que Monseigneur5 m'a prescrit de faire entretenir à Versailles,
jusqu'à son départ pour Sénégal. J'ai l'honneur
de mettre sous les yeux de Monseigneur le résultat des réponses
de ce jeune homme.
Né de parents mahométans sur la rive droite du Sénégal
et bien avant dans ce fleuve6 , il s'appelle Amrou; son père
Triba fils d'Aly; son oncle paternel, Elaidy, et son oncle maternel Aboubekir
et Afué, la profession de toute la famille est la guerre; Amrou prétend
que son père et ses oncles commandent un certain nombre de cavaliers.
Il avait onze ans lorsqu'il se présenta dans son habitation un navire
négrier anglais, dont le capitaine proposa à la mère
d'Amrou
de lui confier ce fils, en lui promettant de le conduire en Angleterre où
il apprendrait les langues et les sciences de l'Europe. La femme y consentit
et Amrou sans attendre le consentement de son frère, qui était
en campagne s'embarqua sur le vaisseau anglais, dont il ignore le nom ainsi
que celui du capitaine. Celui-ci mena son passager à Tobago et le vendit
avec les autres nègres de sa cargaison aux habitants de cette île.
Amrou fut acheté par Madame Wells qui le traita avec assez de douceur
et ne l'employa qu'à la vente de ses récoltes dans la ville; mais
à la mort de cette veuve, qui a lieu, il y a six ans environ, Amrou échoue
en partage à M. Stewart qui le confondit avec ses autres nègres,
le fit travailler à la terre et réduisit à la même
nourriture qu'eux.
Enfin Tobago tomba au pouvoir des Français7. Amrou leur fit
entendre ses plaintes et le récit de ses aventures.
Le nouveau Gouverneur y eut égard et interpella sur ce point les nègres
Hammad, Ammar et Lébib, trois nègres de la colonie qui avaient
été antérieurement esclaves de l'oncle d'Amrou.
M. de Saint-Laurent, et M. le Comte de Dillon8 ayant avéré
la perfidie du capitaine anglais payèrent la rançon d'Amrou, qui
en avait été la victime malheureuse, et renvoyèrent le
jeune homme à Monseigneur, avec prière de le faire rendre à
sa famille.
Sa captivité a duré onze ans, de sorte qu'il en a vingt-deux à
peu près, il est remarquable qu'étant sorti si jeune de son pays
et ayant été obligé d'apprendre l'anglais et le français,
il n'ait pas oublié sa propre langue, qu'il parle passablement. Cela
seul prouve qu'il avait reçu une assez bonne éducation. Au surplus
il paraît attaché à sa religion et il a témoigné
une grande satisfaction en voyant chez moi Ishac Bey et son valet de chambre
Suleiman, tous les deux professant la même foi, leur reconnaissance a
été frappante. Amrou est impatient de revoir sa patrie et ses
parents et il me demande souvent si le moment de son départ est encore
bien éloigné. Je tâche de lui adoucir l'attente en lui renouvellant
à chaque fois l'assurance de la bonté de Monseigneur qui a daigné
me marquer qu'il profiterait de la première occasion pour le renvoi de
ce jeune homme dans son pays. »
Signé : Ruffis
RÉFÉRENCES
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1. Archives Nationales, Colonies, F3-80
2. Jean Fouchard : « Les nègres islamisés », in « Les Marrons du Syllabaire », p. 13-13, Ed. Deschamps, 1988.
3. Notamment, Montesquieu dans « L'Esprit des Lois » (le célèbre chapitre XV, « De l'esclavage des nègres ») et Voltaire dans « Candide » (ch. XIX, « Le nègre de Surinam »).
4. La petite île de Tobago, voisine de Trinidad, a été l'enjeu de luttes constantes. Le traité de Paries (1763) l'avait accordée à l'Angleterre, mais les Français la conquirent en 1781, possession confirmée par le traité de Versailles (1783). Rendue à la France par la paix d'Amiens (1802) elle reviendra définitivement anglaise en 1803.
5. La qualification de « Monseigneur », prise absolument, désignait depuis Louis XVV Le Dauphin, héritier présomptif de la couronne, mais l'usage l'appliquait également aux princes, ducs et pairs, maréchaux, grands officiers de la couronne, ministres en fonction, archevêques et évêques et même présidents à mortier des parlements. Ici, il est vraisemblable qu'elle désigne le Ministre de la Marine et des Colonies, le Maréchal de Castries (Charles-Eugène de La Croix, Marquis de) en fonction du 4 octobre 1780 au 25 août 1787.
6. Il était donc de « nation » Bambarra, selon la terminologie en usage à l'époque sur les habitations. Ces noirs du royaume de Galam étaient en général appréciés pour leur haute stature, leur endurcissement au travail, leur docilité et leurs qualités de cultivateurs et d'artisans bien que certains les considérassent comme voleurs et superstitieux quoiqu'à demi-islamisés. Ducoeurjoly les trouvait, lui, « malpropres, paresseux, gourmands, ivrognes, hideux et grands voleurs ».
7. En 1781, six ans avant la lettre.
8. Le Comte Arthur Dillon, Gouverneur de Tobago, depuis 1786, plus tard député de la Martinique à la Constituante. Philippe Roume de Saint-Laurent, créole de la Grenade qui se distingua plus tard comme Commissaire Civil de la Convention puis Agent du Directoire à Saint-Domingue où il épousa une mulâtresse, avant de mourir en 1804 âgé d'environ 80 ans.
NDLR La Revue de la Société Haïtienne d'Histoire et de géographie a publié ce texte en mars 1990, 66e année, Vol 46 (no 165). Reproduit intégralement dans sa forme originale, sans altération, sans modification soit du style, soit de l'orthographe.
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