Ce quartier est encore connu sous le nom de Morne-à-Tuf, du
nom d?une petite éminence, appelée ainsi à cause de la nature de son sol, qui
a été aplanie sous la colonie. Le cimetière avait à l?origine 55 toises de
long sur 30 de large (107 mètres sur 58,5) et avait était clos d?un mur de 7
pieds de haut (2,27m) dont le tiers de la dépense avait été payé par le Roi,
attendu que l?on enterrait les morts de l?hôpital militaire. En 1775, on y
transporta solennellement les ossements restés sur l?emplacement de la vieille
église. La paroisse y fit construire en 1786, en son milieu, une chapelle pour
abriter la mausolée du Comte d?Ennery. On songeait déjà à l?époque à transférer
le cimetière plus au sud, raison des exhalaisons (Moreau de St Méry, II, 1028).
Les registres paroissiaux de Port-au-Prince (décès
1711-1802) conservés aux Archives Nationales françaises (Section Outre-Mer,
DPPC-État Civil St Domingue) peuvent fournir la liste exhaustive des personnes
inhumées dans ce cimetière, de son établissement
Pour la période 1802-1803 (registres n?existant
pas en France) *, on pourra avoir
recours aux registres conservés aux Archives Nationales d?Haïti.
A l?époque de la Restauration de nombreux révolutionnaires
français sont venus trouver refuge en Haïti à l?image d?Horace Camille-Desmoulins,
fils de Camille et Lucile, dont la tombe est à Jacmel. Ceux qui sont décédés
à Port-0au-Prince ont été enterrés au cimetière intérieur encore en usage après
l?Indépendance.
Le plus célèbre est le conventionnel Jacques-Nicolas
Billaud-Varenne, natif de la Rochelle, pensionné jusqu?à sa mort le 13 juin
1819 par le Président Pétion. Son tombeau se trouvait dans l?angle Nord-Ouest
du cimetière, soit sous l?emplacement de l?actuelle église Ste-Anne 2
dans laquelle pourrait être apposé un membre commémoratif en vertu des dispositions
de l?article 3 de la loi du 20 juin 1877 3
. Sont également décédés à Port-au-Prince et vraisemblablement inhumés dans
ce cimetière plutôt qu?au nouveau cimetière dit « extérieur », fondé
par Rochambeau en 1802 4 : Civique de Gastines, «dont nous dit
S. Rouzier 5 l?arme ardente et le
c?ur sensible n?avaient pu supporter les injustices de son gouvernement et qui
était venu de France en Haïti pour connaître le peuple dont il avait défendu
les droits », le fameux médecin Montègre qui y vint pour étudier la fièvre
jaune et en mourut, les exilés Balette et Durrive, amis de Billaud-Varenne et
peut-être le menuisier Joseph Arné, mort à St Domingue, qui avait été le premier
à pénétrer dans les cours de la Bastille avant de devenir capitaine d?infanterie,
puis adjudant de place à Alexandrie (campagnes du Rhin, Vendée, Italie, Egypte
6.
Sur les registres conservés en Haïti pour la période 1802-1804, voici
quelques noms de décédés pris au hasard; Seyes, Navailles, Gamot, Ducasse, Morisset,
St Arroman, Cazales, Labat, Fleuriau, Lully La Souffrière (descendant du musicien
du Roi, le grand Jean-Baptiste Lully, famille à l?origine du nom d?un village
de pêcheurs), Barentin de Monchal, le Capitaine Mesnard, Barbancourt, Lilavois,
Dupaty, Saintard d?Heourgival?tous bien connus dans l?histoire de St Domingue
et dont la plupart sont à l?origine de familles haïtiennes.
La paroisse
Sainte-Anne (consacrée à la Sainte bretonne) fut érigée en 1870 pour desservir
le quartier du Morne-à-Tuf. Elle utilisa jusqu?en 1877 comme église paroissiale
la vielle chapelle coloniale, année où les habitants du quartier adressèrent
au Corps Législatif une pétition 7 pour
la construction de l?actuelle église Ste-Anne qui resta longtemps inachevée,
la première pierre ayant été posée le 26 juillet 1877, alors qu?elle fut livrée
au culte qu?en février 1882 et ne reçut ses cloches que le 27 octobre 1924,
en raison de la faiblesse supposée du clocher. L?architecte en fut M. Brebant
et «Il n?est pas exagéré selon le Document 8 de la considérer comme la plus architecturale
de la Capitale. ».
Le cimetière, désaffecté depuis longtemps, recevait
encore exceptionnellement et avec une autorisation spéciale, des inhumations.
Lors de l?édification de l?église, dans son angle Nord-Ouest, de nombreuses
tombes furent détruites, ce qui entraîna la démission du président du Conseil
de Fabrique Joseph Pasquier et la promulgation d?une loi autorisant « la
conservation des restes au même lieu moyennant la pose d?un marbre indicatif »
par les intéressés après entente avec le Conseil de Frabrique 9
aujourd?hui, les tombes subsistantes se répartissent entre les cours de deux
écoles installées sur les lieux; l?école Ste-Anne et l?école Direlan Dumerlin.
Parmi les personnalités haïtiennes les plus remarquables inhumées
au Cimetière Intérieur, on relève les noms de : Dessalines, Coutillien
Coustard, Charlotin Marcadieu, Joseph-Balthazar Inginac, François Elie Dubois.
Dans la cour de l?école St-Anne subsistent une dizaine de monuments funéraires
dont voici la description :
Dans l?angle Sud-Est, une tombe massive en briques
rouges et maçonne qui, serait selon la tradition, celle de Jean-Jacques Dessalines.
Élevée par mme Inginac en 1806, elle portait simplement l?inscription :
« Ci-gît Dessalines, mort à 48 ans », qui a disparu. Le président
Hyppolite y fit élever en 1892 un beau monument transféré en 1936, avec les
restes de l?Empereur, au Pont-Rouge, lieu de son assassinat. Cette tombe est
aujourd?hui à l?abandon dans l?angle Sud-Est de la cour.
Touchant cette tombe par l?arrière, celle de Charlotin Marcadieu, mulâtre
de la Croix-des-Bouquets qui porte les inscriptions suivantes : « Ci-gît
Marcadieu, Chef de cavalerie à la bataille de Vertières, 18 Novembre 1803, mort
le 17 Octobre 1806 en couvrant de son corps J.J. Dessalines, fondateur de la
nation haïtienne devenu l?Empereur Jacques ler , »
(plaque de marbre aux lettres d?or apposée par le Musée National en
1951).
À l?Ouest, un monument d?environ 3 mètres de hauts, sommé
d?une croix, portant les inscriptions suivantes : « Ci-gît Charles-Alexis
Hyppolite, Baron et Chevalier des Ordres de l?Empire d?Haïti, Colonel aide de
camp du Duc de la Bande du Nord. Né au Cap le 13 Mars 1818, il mourut au Port-au-Prince
le 22 juin 1855, à l?âge de 37 ans. Sa mort est le seul chagrin qu?il a donné
à son père. »
Au dessous : « Ci-gît Louis-Auguste Hyppolite, décédé le
18 décembre 1869 à l?âge de 45 ans ».
Au-dessous en italiques : « Priez pour
le repos de leurs âmes ». Il s?agit de membres de la famille du Président
Florvil Hyppolite.
Toujours en avançant vers l?Ouest, un monument de
moindre importance, parallélépipédique, portant «Ci-gît François-Elie Dubois,
1810-1874. Arrêté du conseil communal de cette ville en date du 4 janvier 1908 :
M. Dubois doit être considéré comme le père de l?instruction publique en Haïti.
Moniteur No 4 du 4 janvier 1908, p.4, paix à son âme. »
En longeant le côté Est de l?église, en bordure de la cour, successivement :
Une petite colonne (cippe) ornée d?une sabre et
d?une tresse de lauriers,
entrecroisés, surmontée d?une
croix, et portant l?inscription : « Ci-gît Jean-Pierre Pétion Boyer Coquière,
Général de Division, né à Port-au-Prince, décédé le 4 avril 1873, âgé de 35
ans. Requiescat in pace. »
Les noms des Présidents Pétion et Boyer rappellent
l?illustre ascendance familiale: Esmond Coquière, fils de Pierre et de Bonne
Boyer (s?ur du Président), avait épousé Hersille Pétion, fille d?Alexandre,
deuxième Président d?Haîti et de Magdelaine (Joutte) Lachenais. La famille
était aussi alliée aux Geffrard 10 .
Une tombe à dalle de marbre, à l?ancienne : « Ci-gît marguerite
Lejeune Veuve Fabre, née à l?Anse-à-Veau, décédée au Port-au-Prince le 18 Novembre
1861, à l?âge de 94 ans. »
Née sous la colonie, soeur et demi-s?ur de Marie-Elisabeth
Le Jeune décédée en 1803 à l?âge de 45 ans, native de l?Anse-à Veau, épouse
du marquis d?Andhémar de Lantagnac et fille de Jacques-François Le Jeune de
La Talvasserie, capitaine des milices de l?Anse-àVeau et Marie Elisabeth Gauthier
11. Elle était peut-être l?épouse du colonel
Fabre, demi-frère et tuteur du Président Geffrard.
Un important monument, surmonté d?un ange agenouillé aux ailes repliées,
une couronne à la main, motifs ornementaux (palmiers, urnes, angelots, tumulus)
à la base des quatre faces qui sont gravées des inscriptions suivantes :
Ici repose Charles-Nicolas-Clodomir Fabre Geffrard, colonel aide de camp du
Président d?Haïti, décédé le 25 janvier 1859 à l?âge de 26 ans. »
« Ici, repose Guillaume-Nicolas-Thomas Madiou, décédé le 14 juin
1859 à l?âge de 5 ans. »
« Ici, repose Marguerite-Lorinska Fabre Geffrard , dame Alexandre
Madiou, décédée le 28 mars 1859 à l?âge de 29 ans. »
« Ici, repose Euphrosine-Cora Fabre Geffrard, dame Manneville
Blanfort fils, assassinée le 3 septembre 1859 à l?âge de 21 ans et demi. »
Il est probable que ce monument funéraire a été
élevé sur ordre de Fabre-Nicolas Geffrard, fils posthume du Général de l?Indépendance
Nicolas Geffrard, né à l?Anse-à-Veau le 19 spetembre 1806 et qui se trouvait
alors dans la première année de sa Présidence à vie. On remarque l?alliance
entre la famille du Président Geffrard et celle de l?historien Thomas Madiou,
qui fut son Ministre, ainsi que le prénom polonais de la dame Alexandre Madiou
qui rappelle le souvenir des soldats de la Légion polonaise de l?expédition
Leclerc devenus haïtiens après l?Indépendance.
Dans la cour, au Nord, une petite stèle, portant les inscriptions ;
À Joseph-Balthazar Inginac, Général de division, ancien Secrétaire général de
la République d?Haïti, né à Léogane en 1777, mort à Port-au-Prince en 1847 «
Zelmire Inginac Smith à son frère. »
Fils du colon Inginac, il est l?auteur de « Mémoires »
publié pendant son exil à la Jamaïque en 1803. Il joua un rôle important dans
l?administration de Dessalines, de Pétion et de Boyer.
Au milieu de la cour, une plaque de marbre prise
dans le revêtement : « Ci-gît Pierre-Jacques Abraham, décédé le 8
septembre 1861 à 70 ans. De son vivant Général de Division, Sénateur de la
République. »
À l?Est de la cour, près du corps du bâtiment de
l?école, un important monument, sommé d?une urne et ainsi gravé ssur deux faces
; « Ci-gît la dépouille mortelle de Marie-Jeanne-Elisabeth-Tanaquille Lespinasse
ravie à sa famille le 16 janvier 1840. Elle avait à peine 22 ans. Dors en
paix, fille vertueuse sous ce monument consacré à ta mémoire pour prix de ta
candeur, de ton dévouement filial et de toutes tes belles et précieuses qualités.
Passant, jette ici la fleur que tes mains ont cueillie » et sur l?autre
face :
« La religion embellissait l?existence de celle
qui repose sous cette pierre. Elle l?assista toujours à chaque pas de sa vie,
elle l?assista encore à ses derniers moments. Elle trouvait son bonheur sans
la pratique de toutes les vertus. Née avec un c?ur bon et sensible, sa belle
âme se compatissait aux maux et à la douleur des pauvres et des affligés dont
elle était une sûre consolatrice. Morte prématurément, elle emporte dans la
tombe le regret de son père, de ses frères, de sa s?ur, de tous ses parents
dont elle était l?idole. Passant, pleure-la, pleure-la de tes larmes. »
Elle appartenait à la très ancienne famille Lespinasse
dont on trouve d?importants représentants parmi les colons au 18e
siècle et dans les cadres militaires et administratifs de la République après
l?Indépendance. Cette famille était alliée à celle du Général Bauvais.
Dans l?école voisine de Direlan Dumerlin, les vestiges
ne sont qu?au nombre de quatre : deux tombes et deux marbres. La 1ère
tombe, à l?entrée est de forme classique, socle rectangulaire, couvercle en
chapiteau et porte seulement « Jacques Flon, âgé de 72 ans, décédé le 17
février 1803 » nom qui rappelle celui de la jeune femme à qui Dessalines
aurait demandé de coudre le premier drapeau national : Catherine Flon.
La deuxième tombe, au fond Est de la cour, présente
seulement une belle stèle en pierre blanche tendre ornée d?un médaillon représentant
un homme de couleur. Le marbre portant l?inscription a été élevé, ce qui rend
toute identification impossible. Notons qu?à propos de la sépulture de Coutilien
Coustard, tué à la bataille de Sibert le 1er janvier 1807 en suivant
la vie de Pétion, S. Rouzier écrit au début du siècle : « Le temps
a rongé en partie de pierre sépulcrale où est gravée l?épitaphe de ce héros. »
Derrière cette tombe on distingue très distinctement
les vestiges de l?ancien mur du cimetière, haut d?environ un mètre cinquante,
à ce chapiteau de briques rouges. Il est pris dans la masse d?une construction
nouvelle.
Les deux marbres, l?un blanc, l?autre noir, ont
été déplacés vers l?entrée à l?époque de la construction de l?école en 1958
par le gardien M. Josaphat Delva qui nous a indiqué que beaucoup d?autres marbres
avaient été dispersés. Sur le premier de ces marbres on lit : « À
la mémoire de Augustin-Edmond Merlet, décédé à Paris le 27 mars 1866 à l?âge
de 25 ans. »
Par son ancienneté et son intégration dans le paysage urbain de Port-au-Prince,
autant que par sa permanence, de la période coloniale française à la période
nationale haïtienne, et la représentativité symbolique des personnalités qui
y ont été inhumées, du Gouverneur d?Ennery au Fondateur de l?Indépendance, Dessalines,
en passant par le Conventionnel Billaud-Varenne, le cimetière intérieur mérite
amplement une action de conservation patrimoniale à caractère national que justifierait
par ailleurs simplement la valeur esthétique et architecturale des monuments
funéraires qu?il abrite, notamment le mausolée d?Ennery.
La célébration du Bicentenaire de la Révolution, période qui, par l?Intermédiaire
d?un homme comme Billaud-Varenne par exemple, symbolise le passage de l?Ancien-Régime
à la République haïtienne pourrait être l?occasion d?une intéressante action
de coopération bilatérale.